Se licencier Pratiquer

Au coeur de la Cordillère Darwin

Le 2 novembre 2018

Que représente cette expédition dans le cursus de l’ENAF

Antoine Pêcher : L’expédition est la dernière étape du cursus des équipes d’alpinisme. Elle vient clore les trois années de formation de chaque promotion. L’objectif de ces équipes d’alpinisme est double. En première intention, il s’agit d’apporter aux alpinistes des clés en matière de sécurité dans les différentes facettes de l’alpinisme. Des clés qui leur permettront d’aller plus loin dans ces disciplines de l’alpinisme, mais surtout de mieux connaître et appréhender les risques inhérents. L’idée n’est pas d’éliminer le risque, car en montagne il est toujours bien présent, mais de mieux le connaître pour pouvoir faire ensuite ses choix en conscience. Le deuxième objectif de ce programme est basé sur la transmission du goût de l’aventure et de la découverte. L’alpinisme se décline de multiples manières en fonction de l’endroit où il est pratiqué. Nous souhaitons, par ce cursus, élargir les horizons. Après deux années de stages spécifiques à différentes formes d’alpinisme, l’équipe est prête à monter un projet d’envergure. La troisième année est donc dédiée entièrement à la préparation de cette expédition.

Depuis plusieurs années, les expéditions vont explorer des massifs particulièrement sauvages. Quel en est l’objectif ?

A. P. : En effet, depuis les trois dernières promotions, nous avons donné à nos expéditions un caractère exploratoire : Fjord de l’éternité sur la côte Ouest du Groenland, Neacola Mountains en Alaska, Lapche Valley au Népal, et cette année avec les filles, la Cordillère Darwin. La performance n’est pas le moteur de ces équipes d’alpinisme. Nous privilégions les massifs du monde les moins explorés, car ils constituent un véritable challenge. En effet, si ces parties du monde ne sont pas explorées, c’est en général pour de bonnes raisons. L’hostilité climatique est celle qui limite le plus les expéditions. Nous nous sommes rendus compte ce printemps en Alaska, avec l’ENAM, où nous avons essuyé trois semaines de mauvais temps. Cette hostilité météorologique a empêché l’homme d’y pénétrer et par voie de conséquence, d’y mettre en place des accès, de faire des cartes, de prendre des photos, etc. Ainsi, dans ces parties du globe, où peu de personnes ont mis les pieds, les informations manquent et la logistique est très contraignante. Bref, tout est plus compliqué à organiser. La préparation de cette expédition est donc un exercice qui délivre de bonnes clés pour construire ses propres expéditions par la suite.

Alors, comment construit-on un projet d’expédition comme celui-là ?

A. P. : Dans un premier temps, il faut choisir une période de l’année où toute l’équipe va pouvoir être disponible. Cette année, c’était l’automne. Nous avons ensuite cherché un massif, accessible à cette période. Le récit de la traversée intégrale de la Cordillère Darwin par le GMHM nous a orientés sur ce massif. Réalisée en 2011, elle était illustrée par de nombreuses photos qui nous ont inspirés. Nous avons d’ailleurs largement bénéficié de leurs informations collectées sur place, et de nombreux conseils. Une fois sur place, nous avons pu mesurer la valeur de leur exploit. Traverser ce massif comme ils l’ont fait, en totale autonomie, s’avère particulièrement impressionnant en termes de préparation, d’endurance et de force mentale !

Où se trouve la Cordillère Darwin exactement ? 

A. P. : La Cordillère Darwin est située au Chili, à 250 km de la ville de Punta Arenas, au sud-ouest de la Grande Ile de la Terre de Feu. Ce massif est entouré de mers et de canaux : l’océan Pacifique à l’ouest, le détroit de Magellan au nord et le canal de Beagle au sud. Découpée par de multiples Fjords, cette cordillère n’est accessible que par la mer. Et encore, la navigation y est très compliquée, car le détroit de Magellan est traversé de gros courants et de vent souvent violents.

Ces informations du GMHM ont-elles suffit pour toute votre préparation ?

A. P. : Non, bien évidemment. Après avoir arrêté le choix de la destination, nous sommes partis en quête d’informations. Une autre personne ressource nous a été très utile : Camillo Rada, un Chilien géographe spécialiste de ce massif. Il a élaboré une carte avec toutes les expéditions  qui se sont aventurées en Cordillère Darwin, soit une trentaine en plus de cinquante ans. En recoupant ces informations avec les images du GMHM, nous avons pu repérer deux sommets vierges qui nous paraissaient particulièrement intéressants. Pour y accéder, nous avons opté pour le Fjord Finlandia, où avait débarqué la première expédition, celle de Shipton en 1962. Nous n’avons pas retrouvé les photos des alpinistes de l’époque et nous n’avions aucune idée des conditions qui nous attendaient sur place. Banquise ou végétation ? Le mystère a d’ailleurs duré jusqu’à notre arrivée sur place. Puis, nous avons eu la chance de pouvoir contacter Jérôme Sullivan, un alpiniste Franco-Américain qui a réalisé beaucoup d’expéditions en Patagonie. Il nous a livré de précieux conseils concernant la logistique. Le plus utile : prendre une tronçonneuse et un petit poêle pour fabriquer une cabane sur le camp de base et y faire sécher nos affaires. Sur le coup, cela nous a paru très surprenant, nous ne savions même pas si nous aurions des arbres à proximité. Mais finalement, cette cabane, que nous avons en effet construite, nous a sauvé la mise à plusieurs reprises.  

Vous étiez parés pour l’aventure ?

A. P. : Après, nous avons pris le temps de réfléchir, pour tâcher de penser à tout. Une expédition de trois semaines en autonomie totale nécessite une grande et parfaite anticipation. Il faut tout prévoir avec un maximum de précision (le matériel technique, la nourriture, le carburant, la pharmacie, etc.), ne rien oublier, tout en s’efforçant de limiter le poids et le volume. C’est un exercice à part entière, que de se creuser la tête pour imaginer tout ce qu’il pourrait arriver là-bas, sans pour autant vraiment savoir où nous allions mettre les pieds. Puis il a fallu trouver le dernier maillon : le moyen d’accéder à notre camp de base. Jérôme Sullivan nous a alors donné le contact d’un marin, Fernando Viveros, qui possédait un bateau très rapide, capable de faire le trajet en 5 heures, au lieu de deux jours pour des bateaux classiques. L’occasion de profiter de courts créneaux de beau temps. Tout était réuni, il n’y avait plus qu’à nous engager !

Qu’avez-vous trouvé finalement sur place ?

A. P. : Déjà, nous avons eu la chance d’avoir un magnifique créneau météo, comme ils n’en voient là-bas qu’une fois tous les deux ou trois ans. Beau temps et mer calme, l’idéal pour nous mener à destination, et surtout, nous laisser le temps d’installer confortablement notre camp de base. Nous avons débarqué dans une forêt très dense, marécageuse à certains endroits et côtoyant les glaciers. Un panorama somptueux. Gaël Bouquet des Chaux, le second guide, avec moi sur place, a mis ses talents de charpentier au service du groupe et notre cabane a vite été montée. Heureusement, car au terme de ces deux jours, le mauvais temps est revenu. Et sur le séjour, nous n’aurons eu que deux autres jours de moins mauvais temps.

Soit deux jours de beau sur 18 jours d’expédition ?

A. P. : Oui, mais nous nous y attendions. Le climat local est réputé comme l’un des pires de la planète. Il en fallait plus pour nous décourager. Après la phase indispensable de familiarisation avec le terrain, pour comprendre comment la météo fonctionnait sur place et prendre nos repères, nous sommes donc rapidement passés à la phase d’exploration. Nous avons pu observer, par exemple, que la neige en bord de mer était différente de celle des Alpes. Elle offrait plus de cohésion et donc moins de risque d’avalanche. En revanche, la progression vers les sommets dans cette forêt entre jungle et marécage, a été très compliquée pour nous. Chaque mètre gagné demandait un réel effort.

Vous avez tout de même pu profiter de quelques petites fenêtres météo ?

A. P. : Oui, d’ailleurs, à la première fenêtre météo, nous avons pu nous offrir deux petits sommets, que nous n’avions pas prévus, mais qui nous en ont mis plein les yeux et desquels nous avons pu observer les sommets principaux que vous avions en ligne de mire. La Cordillère Darwin est immense. Sa masse glaciaire est équivalente à celle des Alpes. Ce massif contrastant avec la mer, le photo était sublime. Puis, à l’occasion d’une autre petite fenêtre, nous sommes partis pour notre premier objectif à gauche du col Esperanza. Malheureusement, le mauvais temps s’est installé rapidement, et nous avons dû abandonner à 30 mètres du sommet, au bout de 4 ou 5 heures de recherche dans le brouillard et le vent pour tenter de trouver le bon chemin. C’est dans ces moments que l’on se rend compte de la différence fondamentale entre le fait de répéter une voie en alpinisme et d’ouvrir une voie. Dans l’ouverture, impossible de savoir ce qui se cache au-dessus, ou s’il s’agit du bon itinéraire, ou d’anticiper les conditions pour faire un relai, ou même redescendre.

Surtout dans un endroit aussi isolé que Darwin, où rien ne doit arriver.

A. P. : En effet, dans à l’extrême sud de la Patagonie, il n’y a pas d’hélicoptère, ni de service de secours. Un rapatriement implique au moins une journée de bateau, si la météo le permet. Ce qui est loin d’être le cas tous les jours. Aussi faut-il toujours prévoir de grandes marges de sécurité, pour avancer comme pour redescendre. A Darwin, le terrain était difficile à protéger. Il y avait beaucoup de givre collé, mais peu de glace de qualité ou de rocher apparent qui constituent de bons ancrages pour poser des rappels et pouvoir redescendre. A la redescente, une petite éclaircie nous a néanmoins permis de repérer un cheminement possible pour accéder au sommet. Un peu rageant car nous étions vraiment tout près !

Puis vous êtes partis à l’assaut du 2e sommet ?

A. P. : Quelques jours après, en effet, nous avons fait une tentative sur le second sommet. Techniquement, il semblait moins dur. Mais en arrivant sur la première arrête de neige, nous avons subi des rafales de plus de 100km/h de vent. Nous ne tenions pas debout et nous sommes redescendus. La proximité avec notre premier sommet nous a donné l’idée de faire un dépôt de matériel. Il ne nous restait plus que quelques jours sur place. Cependant, la météo n’était pas très optimiste. Le lendemain, nous avons décidé d’aller simplement chercher le matériel, sous la pluie. Mais au fur et à mesure de la journée, le plafond s’est levé, les précipitations se sont arrêtées. Nous avons décidé de repartir pour le sommet. Avec la visibilité, nous avons pu trouver la bonne goulotte et arriver finalement au petit sommet. Nous y tenions à peine tous les six. Là-haut, une petite éclaircie nous a offert une vue sur le glacier Marinelli d’où le GMHM avait pris les photos qui nous avaient guidées jusqu’ici. Un moment émouvant.

Comment s’est passé le retour ?

A. P. : La météo annonçait une dégradation, aussi nous avons fait le choix de rentrer rapidement avant d’être coincés pour un temps indéterminé. Nous avons rapidement plié le camp, tandis que Fernando venait nous chercher. C’est au retour en bateau, où nous avons eu nos plus grandes frayeurs de l’expédition. Des vagues de trois mètres et des vents violents nous ont contraints à nous abriter dans un fjord pour la nuit.

Que retenez-vous de cette expédition ?

A.P : Les sommets que nous avons réalisés n’étaient pas difficiles techniquement, mais vraiment engagés. Au fin fond de la Cordillère Darwin, la moindre entorse peut avoir de lourdes conséquences. Je ne parle pas d’une fracture ouverte, ni même un accident domestique, comme se couper un doigt en fendant du bois. D’ailleurs, en expédition exploratoire, on ne pratique pas la montagne comme dans les Alpes. Une ligne ne se choisit pas en regardant un topo, mais en observant le sommet, depuis le pied de la montagne, en se demandant quel est l’itinéraire le plus facile pour y accéder. Cela change complètement l’expérience. Pour ma part, c’est une des plus belles expéditions où j’ai eu la chance d’aller,  un massif incroyable, en termes de paysages, de montagnes, d’ambiance aussi. Les filles ont été solides. Ce n’est pas rien de passer trois semaines sur un camp où il pleut tout le temps, où tout est compliqué, même faire une simple trace, dans la jungle ou dans la neige, quand elle vous monte à la taille. Ce fut une riche expérience pour toute l’équipe.

Une promotion se termine, une nouvelle commence ?

A.P: C’est exacte, une nouvelle promotion de filles et une nouvelle promotion de garçons vont voir le jour au printemps prochain. Des promotions qui seront accompagnées par de nouveaux encadrants. En effet, pour Gaël et moi, cette expédition marquait la fin de notre belle aventure sur ces équipes. Je resterai néanmoins sur la coordination de ce programme mais la suite se déroulera avec de nouveaux encadrant(e)s et toujours avec cet esprit de découverte et d’aventures !